L’Europe face à elle-même : ne plus se rêver américain

Comment se fait-il que tant de nos références culturelles, politiques, industrielles, business, viennent des Etats-Unis ? Il est temps de nous désintoxiquer de cette dépendance tenace pour retrouver notre autonomie de pensée en Europe.

 

Avec l’élection de Trump, le philosophe John Gray écrivait que « ce second avènement marque un tournant comparable dans ses conséquences à l’effondrement du bloc soviétique : la fin définitive de l’ordre mondial libéral et démocratique ». Une observation renforcée par son affidé Peter Thiel, fondateur de PayPal, affirmant « ne plus croire à la compatibilité entre liberté et démocratie ».

Trump, en prétendant transformer le soft power américain en hard power triomphant, acte paradoxalement le déclin américain. Cette nouvelle ère remplace un sentiment de fierté lié aux succès et au rayonnement légitimes des Etats-Unis à l’exemple de la conquête spatiale, du cinéma ou de la Silicon Valley. L’intérêt général et la responsabilité liée a la puissance sont remplacés par la défense d’intérêts particuliers servant les plus riches, sous couvert de protéger les laissés-pour-compte de la mondialisation. Les géants de la Silicon Valley, autrefois symboles d’innovation, apparaissent désormais comme les champions d’un « techno-fascisme » imposant leurs règles par-delà les frontières.

Nous devons nous désintoxiquer

Pour nous Européens, c’est une rupture fondamentale vis-à-vis du « mentor » américain. Celle-ci ne doit surtout pas se résumer seulement à des questions de défense. Depuis 1945, tous les milieux intellectuels, culturels et économiques européens s’abreuvent à ce « soft power » nord-américain. Certaines voix s’élèvent même pour faire l’éloge de l’Amérique de Trump sur la base d’arguments économico-populistes, souvent contraires à leurs propres intérêts nationaux.

Face à cette situation, l’Europe doit s’interroger : pourquoi sommes-nous fascinés et dépendants à ce point des Etats-Unis pour penser ? Pourquoi sommes-nous victimes consentantes de prêt-à-penser dans le monde des affaires, industriel, à l’exemple, du « fabless », de l’hypermarketing, du storytelling ou du « design thinking », pâle copie d’une discipline inventée sur notre continent ? Pourquoi concevons-nous nos expériences utilisateur selon les modèles du « pot de miel à client », ersatz de la mauvaise publicité américaine ? Pourquoi notre télévision, notre université et même la gauche (Rapport Terra Nova 2011) et la droite politique ne savent-elles pas se penser sans références importées d’outre-Atlantique ?

Nous devons nous désintoxiquer de notre dépendance tenace aux références américaines tout en maintenant nos liens d’amitié avec le peuple américain. Un de nos défis majeurs réside dans notre capacité à restaurer notre autonomie de pensée, d’innovation et d’action en assumant nos atouts européens : premier marché économique mondial, pôle de stabilité, et de vie confortable pour les citoyens.

Regarder ailleurs

Cette situation représente une opportunité pour regarder ailleurs : vers le Japon, l’Inde, la Corée, mais aussi chez nos voisins espagnols, italiens, anglais, allemands, estoniens, les pays scandinaves – nations qui ont toutes quelque chose à nous apprendre. Il s’agit également d’assumer les tâches à accomplir en France et en Europe pour rebâtir notre vision.

Interrogeons-nous sur les progrès que nous souhaitons. Assumons que nous sommes désormais libérés de notre tuteur et saisissons les opportunités qui en découlent pour construire notre propre avenir. C’est notre plus grand défi depuis 1945 : être nous-mêmes, être européens.

 

 

Jean-Louis Frechin est directeur de Nodesign.

Le design, c’est de la culture produit Publié dans Les Echos le 27 mai 2025