Le design est souvent réduit en France à l’esthétique ou à un marketing de surface. Mais une technologie sans forme ne dit rien de la vision de l’entreprise, ni de la façon dont elle considère ses utilisateurs.
Lors d’un récent événement sur la technologie et la santé, j’ai observé un phénomène révélateur : la majorité des hommes ont quitté la salle avant une conférence sur le design. Cela illustre bien une carence française : l’absence de culture des rôles contemporains du design. La curiosité des femmes est par opposition à souligner. Le design est souvent réduit à l’esthétique, à la culture du beau ou à un marketing de surface. Pourtant, il est au coeur de la « culture du produit ».
Nos ingénieurs sont brillants mais nous manquons de produits emblématiques qui incarnent la force de nos productions, surtout dans le numérique. À quelques exceptions près (Withings, Parrot, Allan, Shine), nos réalisations restent en deçà de leur potentiel. Même Le Chat de Mistral souffre d’un déficit « d’incarnation » et de « signifiant ».
Le design est devenu un vecteur essentiel de consolidation et d’usage des technologies. Il comble l’écart entre « cela fonctionne », « cela marche », « cela sert » et « cela se voit ». Apple est un modèle souvent cité mais rarement bien compris par les entrepreneurs français. Interface Builder est né à l’Inria, le multitouch à l’Ircam, et plusieurs de ses designers et de ses ingénieurs sont français mais l’iPhone est né en Californie et il ne s’est passé grand-chose chez nous.
Les avancées technologiques les plus remarquables s’appliquent désormais au grand public, qui tire le marché et accompagne un mouvement général de « domestication », parfois nommé « consumérisation » en mauvais français. Cette tendance à aménager et concevoir les dispositifs numériques, les lieux publics et les sites de travail avec des références issues des espaces domestiques et des usages grand public (en un mot, de la vie quotidienne), est désormais incontournable et déclasse les modèles technocentres antérieurs.
Dit autrement, nos soldats, nos enseignants, nos personnels de santé utilisent, comme chacun de nous, des smartphones. Ils se sont habitués à une qualité d’usages et de simplicité que, dans leurs secteurs d’activité pourtant fondamentaux, les outils produits par des SSII sont loin d’égaler. Ces grands secteurs, peu concurrencés et non délocalisables, assez centrés sur eux-mêmes et contraints par les ressources financières, semblent en décalage avec le dynamisme numérique mondial.
Une technologie sans forme ne dit rien de la vision de l’entreprise.
Si la défense et la médecine sont tirées par la technologie, l’éducation est déterminée par le contenu académique. Hélas, un chercheur est encore plus éloigné du produit qu’un ingénieur. Quant aux start-up, beaucoup se contentent de mettre en avant une technologie sans la transformer en produit abouti. Or, une technologie sans forme ne dit rien de la vision de l’entreprise ni de la façon dont elle considère ses utilisateurs.
Univers relationnel du numérique
Dans l’univers relationnel du numérique, le ressenti du parcours vécu est fondamental. Personne ne souhaite subir dans son environnement professionnel une expérience plus pénible que dans sa vie quotidienne. Les tensions entre Doctolib et Mon Espace Santé, entre les logiciels de l’Education nationale et des alternatives comme Duolingo illustrent les limites de nos systèmes français de conception.
Un responsable de domaine ou un chef de produit n’est pas un spécialiste des artefacts humains. La culture du « produit » a logiquement disparu dans un pays qui ne produit plus grand-chose. Elle ne s’apprend ni à Sciences Po ni dans les écoles de gestion, et pas assez dans les écoles de design.
Ce constat n’est pas tant un plaidoyer pour le design qu’ un cri d’alarme pour nos productions. Pour la santé, la défense et l’éducation, l’attractivité et l’adoption d’un service doivent passer par l’intégration de la « culture du produit », pour faire mieux, autrement et moins cher.
Jean-Louis Frechin est directeur de Nodesign.
Le design, c’est de la culture produit Publié dans Les Echos le 24/03/2025