Le design est-il en crise ?

Pus de quinze ans après le premier iPhone, les entreprises américaines désinvestissent le design. Cette crise révèle leurs embarras à saisir l’innovation non technologique, la dimension culturelle et le rôle essentiel du capital humain dans la pratique du design.

Depuis 2020, le design semble traverser une crise aux Etats-Unis, avec des récents licenciements chez des acteurs du numérique comme Accenture, Expedia, IBM ou Ideo, la firme à l’origine du design thinking. Aux débuts du numérique, le design était considéré comme secondaire face aux exigences techniques. Apple a changé cette perception avec l’iPhone en 2007, engrangeant près de 26 milliards de dollars de bénéfices quatre ans plus tard. Concevoir de beaux produits appréciés des consommateurs semblait être la clé du succès. Toutes les entreprises ont alors voulu ressembler à Apple et embrasser la révolution numérique en cours. La D.School de Stanford et Ideo ont lancé alors le design thinking, une méthode centrée sur l’utilisateur et simplifiée à l’extrême, qui a reçu un engouement mondial.

Aujourd’hui, après dix ans de croissance, certaines organisations annoncent abandonner le design, le jugeant inefficace. Pour Robert Brunner, le créateur de l’Apple Design Group et fondateur de l’agence de design Ammunition, « nous sommes passés de ‘waouh, le design peut sauver le monde’ à ‘mince, c’est difficile’ ».

Variable d’ajustement

Cette crise peut s’expliquer de plusieurs manières. Les cycles de croissance et de ralentissement sont courants dans les secteurs technologiques ou ultra-financiarisés aux Etats-Unis. Le design reste incompréhensiblement une variable d’ajustement. Alors, cette crise est-elle celle du design ou de ses perceptions par les grandes sociétés de conseil et les dirigeants d’entreprise ? Le boom du design thinking a transformé cette activité de conception en un langage de consultant, dénué de ses forces créatrices. L’embauche d’un designer, une formation en design thinking, la recherche utilisateur ne fait pas d’une entreprise une « design company », ni ne garantit le succès d’un produit.

On assiste également à une « commoditisation » du « design UX » ou du « service design », disciplines aux contours et aux livrables flous, aujourd’hui facilement automatisables ou délocalisables. Le monde a ainsi progressé avec les mêmes méthodes, très différentes de celles d’Apple, entraînant les mêmes résultats et les mêmes déceptions généralisées.

Dimension culturelle

Dans une entreprise, il est toujours ardu pour un designer manager d’être force de proposition. Le design est souvent subordonné aux forces technologiques ou de marketing, comme une simple fonction. Le numérique, à cet égard, a beaucoup à apprendre du secteur automobile, où l’on vend désormais principalement du design et des sensations plus que des moteurs, à l’exemple de Renault, ou de l’industrie, comme chez Schneider Electric où le design a accompagné la montée des services.

Pour s’intégrer à l’entreprise, le design subit également les lacunes des formations initiales des designers. Ceux-ci doivent renforcer leurs compétences, à l’instar des ingénieurs et des marketeurs qui suivent des MBA. Cette crise exprime en définitive la difficulté des entreprises à comprendre ce qui ne leur ressemble pas. Elle révèle également leurs embarras à saisir l’innovation non technologique, la création de confiance dans la durée, la dimension culturelle et le rôle essentiel du capital humain dans la pratique du design. Le design en entreprise doit être bien positionné. C’est-à-dire porté par une vision, à l’exemple de celle de l’ancien PDG d’IBM Thomas J. Watson, « Good design is good business », qu’il serait dommage d’oublier.

Jean-Louis Frechin est directeur de Nodesign.

 

 

 

Publication originale dans les Echos 30 Avril 2024 | Jean-Louis Frechin | Économie & société, science & prospective | Innovation | Tribune